Le jugement prononcé par le Tribunal administratif en faveur de la Confédération générale tunisienne du travail ouvre de nouveau le débat sur l’épineuse question du pluralisme syndical en Tunisie. La question qui se pose est de savoir si l’Ugtt est prête à affronter les nouveaux candidats qui souhaitent plus que tout la faire tomber de son piédestal, cent ans après la naissance du mouvement syndical dans notre pays en 1924.
Au bout de multiples plaintes, la Confédération générale tunisienne du travail (Cgtt) a eu gain de cause. Le Tribunal administratif vient récemment de lui accorder le droit de siéger au Conseil national du dialogue social, confirmant par ce jugement que le pluralisme syndical est un droit constitutionnel. Garder le monopole de la représentation des salariés et par-delà dominer la vie syndicale en ces temps de mondialisation, ne peut que nuire considérablement aux libertés syndicales en général et va à l’encontre de la Constitution, du Code du travail et des conventions de l’Organisation internationale du travail sur la liberté d’association.
Il est utile de rappeler qu’à la date du 17 août 2018, un décret gouvernemental a réorganisé le Conseil national du dialogue en limitant sa composition à 35 membres syndicaux affiliés aux organisations ouvrières les plus représentatives, ce qui a poussé la Cgtt a déposer une plainte auprès du BIT (Bureau international du travail) et le Tribunal administratif par un recours en annulation qui s’appuie sur la non-conformité du décret avec la législation du travail en vigueur et son incompatibilité avec les règles fondamentales régissant les rapports entre pouvoirs publics et organisations syndicales.
Le jugement confirme le droit au pluralisme syndical
Ce décret est de nature à créer une discrimination entre les différents syndicats en favorisant les uns au détriment des autres.
« Ce jugement fait honneur à la justice et corrige une dangereuse dérive qui aurait sûrement causé un grand préjudice aux droits des salariés et notamment au pluralisme syndical », nous souligne Habib Guiza, le fondateur et secrétaire général de la Cgtt depuis 2006, dont l’organisation n’a été reconnue légalement qu’après la révolution de 2011. Aujourd’hui, cet ancien membre de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) espère contribuer à la métamorphose du paysage syndical qui devra célébrer cette année son centenaire (1924-2024). En perspective, passer du syndicalisme national au syndicalisme citoyen avec une nouvelle orientation, de nouveaux enjeux et un programme d’action innovant.
A ce propos, Guiza nous explique que son organisation se projette sur un syndicalisme d’avenir selon une approche prospective, pour un syndicalisme citoyen fondé sur la liberté et le pluralisme syndical, dans le cadre de l’unité d’action d’organisations syndicales représentatives, afin d’élaborer un contrat social citoyen pour une Tunisie meilleure. Selon lui, ce type de syndicalisme dépasse le simple cadre des revendications traditionnelles des travailleurs pour inclure des préoccupations plus larges liées à la citoyenneté et à la démocratie.
Le jugement changera-t-il la donne ?
Néanmoins, et même si l’alinéa 2 de l’article 2 du décret en question qui évoque la représentativité a été annulé par le Tribunal administratif, permettant à la Cgtt de siéger au Conseil national du dialogue, on ne pourra pas cependant crier victoire si l’on consent à dire que le pluralisme syndical est sur la bonne voie. L’Ugtt, la centrale syndicale la plus représentative, qui vient de célébrer son 78e anniversaire, et qui a toujours réussi à maintenir le statu quo du quasi-monopole, comme étant l’unique garant des droits des travailleurs, est prête à affronter les nouveaux aspirants qui aimeraient la faire tomber de son piédestal.
« Certes, le Conseil national du dialogue n’est plus à l’ordre du jour, mais un tel jugement est toujours accueilli favorablement, puisqu’il ne fait qu’appuyer notre position.
Le problème aujourd’hui est que le pluralisme syndical est institué mais il n’est pas institutionnalisé », nous déclare Habib Guiza. Et pourtant, la création de la Cgtt, qui compte aujourd’hui quelque 80 mille adhérents, s’instaure dans la logique de la concrétisation du pluralisme syndical en se référant au Code du Travail et aux conventions internationales de l’Organisation internationale du travail. Nous visions des objectifs précis, en particulier après les dérapages constatés depuis le congrès de l’Ugtt en 1989, sinon comment expliquer l’alliance à cette époque avec le pouvoir en place, s’interroge-t-il.
Quels critères pour une bonne représentativité syndicale ?
L’Ugtt est un acquis historique pour avoir joué un rôle prépondérant dans l’indépendance du pays et continue à assumer un rôle crucial dans la vie sociale, économique et politique. Nul ne peut aujourd’hui remettre en question l’importance de la centrale syndicale, comme force de proposition et de régulation et aussi de pression, mais ne doit-elle pas contribuer à la naissance d’un pluralisme syndical salutaire, plutôt que de s’y opposer dans les coulisses, refusant la coexistence avec d’autres organisations, à l’instar de la Cgtt, fait remarquer Habib Guiza.
La question de la grande représentativité dont jouit l’Ugtt ne doit pas conduire à refuser l’émergence de nouvelles organisations, mais doit la pousser à repenser sa ligne de conduite et couper court avec ce « syndicalisme revendicatif » qui a montré ses limites sous l’effet de la mondialisation, d’autant que la représentativité a fait l’objet de recommandations adressées par le Comité de liberté syndicale relevant du Bureau international du travail (BIT), au gouvernement tunisien dans le cadre de sa réponse aux plaintes déposées par des organisations syndicales tunisiennes après la révolution.
A cet effet, il rappelle, document à l’appui, que le comité a réitéré depuis 2014, au gouvernement « sa recommandation de longue date de prendre toutes les mesures nécessaires pour fixer des critères clairs et préétablis de la représentativité syndicale, en consultation avec les partenaires sociaux et de le tenir informé de tout progrès dans ce sens. Le comité s’attend à ce que toutes les organisations concernées soient consultées à cet égard ».
Voilà qui met fin à certaines interprétations avancées inlassablement par les dirigeants de la centrale syndicale, Ugtt, qui préfèrent éluder la question du pluralisme et garder son hégémonie sur le paysage syndical.